Claude Bébéar : « Le risque maladie est tout à fait assurable »

Publié le par Boule de neige

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http://www.egora.fr/enquete-entretien-panorama/131090-claude-b%C3%A9b%C3%A9ar-%C2%AB-le-risque-maladie-est-tout-%C3%A0-fait-assurable-%C2%BB

Le président d’honneur d’Axa et créateur de l’institut Montaigne livre, dans une démarche prospective sans tabous, une vision très libérale de notre système de santé et de son financement.

Un maître mot : la concurrence.

Tirant parti des études réalisées dans le cadre des expérimentations de filières et réseaux proposées par le plan Juppé en 1996, Claude Bébéar envisage la mise en place d’une assurance santé mais aussi dépendance, cogérée par le public et le privé.

 



PANORAMA DU MÉDECIN : Le président de la République a remis en avant sa promesse de lancer le débat sur le financement de la protection sociale et de l’assurance maladie. Depuis 1984, vous réfléchissez à ce sujet à l’institut Montaigne. Quelles sont vos propositions ?



CLAUDE BÉBÉAR : Le premier qui a dit qu’il fallait repenser ces problèmes c’est le général de Gaulle. Après avoir créé la Sécurité sociale, il estimait quelques années plus tard que « ce système ne devait être qu’un premier pas pour une population trop frustre économiquement pour comprendre que chacun doit cotiser contre la maladie, le chômage et sa retraite… »∗. Notre assurance maladie souffre d’un péché originel : on ne sait pas ce qui est du ressort de l’assurance et de celui de la solidarité. La première chose à faire est certainement d’essayer de bien déterminer ce qui correspond à l’un ou l’autre. Il me paraît indispensable d’aller vers un tel système étant entendu que le financement des soins, pour la partie assurance, peut être assumé soit par des organismes à but non lucratif, soit par des organismes à but lucratif, soit par les deux en concurrence. L’idéal est probablement qu’il y ait une concurrence entre les deux, ce qui évitera que les gens ne s’endorment.



« Les gens ne connaissent pas le montant de leurs cotisations, qui équivaut à deux mois de salaire par an, en intégrant les cotisations dites patronales »

Comment procéder pour éviter un schisme lors du passage d’un système à un autre ?

En 1997, nous avions proposé au gouvernement de l’époque, c’est-à-dire à Alain Juppé, de faire, dans le cadre des ordonnances de 1995 qui en donnaient la possibilité, une expérimentation d’alternative à l’assurance maladie obligatoire sur 70 000 personnes, fondée sur le principe d’une dotation per capita, versée par la Caisse nationale d’assurance maladie en fonction de l’âge et de l’existence d’une affection de longue durée (ALD). Seules ces deux indications étaient connues de l’assurance maladie à l’époque. Nous assumions les pertes ou les excédents de l’expérimentation. Des caisses primaires étaient prêtes à jouer le jeu avec nous, et une négociation s’était mise en place avec le Dr Maffioli [alors président de la Csmf, Ndlr]. Mais par la suite on n’a plus entendu parler de ce type d’expérimentations.

Nous savons que le risque maladie est tout à fait assurable : les assureurs le connaissent au travers des statistiques sur les contrats de groupe. Environ 50 % des assurés ne consomment rien dans l’année, les dépenses sont très concentrées sur les ALD ou les dernières années de la vie. C’est là que la mise en place de réseaux de santé serait importante, centrés sur les grandes pathologies d’ALD, mais malheureusement le système est trop centralisé. Si les caisses étaient en concurrence, elles pourraient gérer les ALD de manière optimale, autour d’un cahier des charges élaboré par l’État.



Considérez-vous que l’opinion publique soit prête pour ce type de réforme ?

Non. À force de lui répéter que nous avons le meilleur système de santé au monde, l’opinion, si elle est au courant des déficits abyssaux, ferme les yeux. C’est aussi dû au fait que nous ne connaissons pas le montant de nos cotisations maladie, qui équivaut à deux mois de salaire par an, en intégrant les cotisations dites patronales. On ne parle pas assez de l’économie de la santé, donc ni le malade ni le médecin ne sont incités à mieux gérer, à faire des économies. Quand on comparait il y a quelques années la longueur de la prescription moyenne française et l’ordonnance moyenne rédigée par un médecin allemand, l’ordonnance allemande correspondait au tiers de la française. Pourquoi cela ? Si je suis médecin, j’ai deux façons de satisfaire mon patient : soit je passe une heure avec lui, il se confesse, il raconte son histoire… Soit, car je n’ai pas le temps, car je suis obligé de voir beaucoup de patients afin de gagner ma vie, je rédige une très longue ordonnance, et il repart content. Je caricature évidemment, et nous avons la chance d’avoir en France de très bons médecins, mais il faudrait qu’ils soient tous – libéraux comme hospitaliers – formés et informés s’agissant des coûts et des risques, afin de mieux les responsabiliser.

Dès le départ, on n’a pas voulu essayer de mesurer ce qui ressortait de la solidarité. Par exemple, quand on a créé la CMU, on n’a pas déterminé suffisamment son coût.



On observe deux mouvements concordants : un resserrement de la protection sociale obligatoire et descontrôles, et une frange qui sort de la solidarité nationale…

Nous avons un système à la fois solidaire et anti-solidaire.

Quand on sort un médicament à faible efficacité du remboursement, ce sont les plus modestes qui supportent cette nouvelle charge, ceux qui n’ont pas les moyens de se payer une mutuelle. Qu’elle soit profit ou non profit, une caisse d’assurance maladie a besoin d’avoir un réseau de médecins accrédités. Le remboursement serait conditionné au choix d’un médecin du réseau, de façon à garantir la qualité. Cette notion de lien entre le payeur et le prescripteur nous apparaît très importante.



REPÈRES

Président d’honneur du groupe Axa qu’il a présidé jusqu’en 2000, Claude Bébéar a créé et préside depuis 1986 IMS-Entreprendre pour la Cité, un institut qui accompagne les entreprises dans la définition et la mise en place de leur démarche de mécénat sociétal. Claude Bébéar a mis sur pied en 2001 l'Institut Montaigne, think tank indépendant très porté sur les questions de santé et de société.
Il publie en 2004, à la demande de Jean-Pierre Raffarin, 24 propositions pour mieux intégrer les minorités visibles, et s’emploie depuis à les mettre en application.

 

 



Vous plaidez pour le développement de la rémunération à la performance. Jugez-vous les médecins trop frileux sur cette question de l’évaluation de la qualité clinique de leurs actes ?

Il s’agit essentiellement d’un suivi, d’une évaluation, il ne s’agit pas d’aboutir à une performance brutale. Mais il faut qu’un organisme regarde quels sont les coûts, détecte des anomalies et demande des explications, tout en tenant compte du fait que la médecine, par définition, n’est pas une science exacte et nécessite un certain doigté.

Les médecins vivent très mal le fait d’être accusés d’être les responsables du déficit de la Sécurité sociale.

Oui, ils ne sont en effet pas responsables tout seuls, mais si nous voulons conserver une médecine de grande qualité, ils doivent évidemment participer à la réflexion sur l’évolution du système et accepter, le cas échéant, de remettre en cause certaines pratiques. Quand vous regardez un article récent sur les prescriptions abusives à l’hôpital et que vous les comparez à d’autres pays, cela nécessite des explications. J’ai la conviction que les médecins dans leur ensemble le souhaitent et peuvent contribuer très positivement à ce débat.



« La peur de l’assurance privée est essentiellement théorique »

Iriez-vous jusqu’à imaginer une ponction sur les revenus des médecins en cas de dérives des prescriptions, comme cela se pratique en Allemagne ?

Avec l’institut Montaigne, nous préconisons un système de ce type. L’organisme payeur aurait son réseau de médecins – un médecin pouvant appartenir à plusieurs réseaux –, ce qui revient à dire que le médecin non membre d’un réseau rencontrerait des problèmes pour se constituer une clientèle. Il est donc très important qu’il y ait des réseaux concurrents de manière à ce que le cahier des charges soit honnête. C’est l’avantage de la concurrence. Le médecin qui prescrit trop ou qui a de très mauvais résultats sera en difficulté. Nous sommes aujourd’hui dans un système où dès qu’un médecin visse sa plaque il est conventionné par l’assurance maladie. La peur de l’assurance privée, lucrative ou non, elle est réelle pour certains, mais elle est essentiellement théorique, car si l’assurance privée ne vise que le profit elle perdra ses clients, surtout si elle est en concurrence avec des organismes non profit. Dans le domaine de l’assurance automobile, la multiplicité des assureurs de type mutualiste a conduit les assurances privées traditionnelles à sortir de leur confort.

Il faut faire exactement la même chose. L’inconvénient du système non profit est qu’il ne fait pas attention au coût, en général. La concurrence entre les deux, la vie commune, fait qu’on peut profiter des deux systèmes.



Faut-il attendre un mieux de la mise en place des agences régionales de santé [ARS] ?

C’est un système qui est piloté, dans les faits, par le ministère. Les mêmes honoraires partout en France, n’est-ce pas aberrant ? Je pense qu’il faudrait doubler ou tripler les honoraires dans certains endroits. La fongibilité des enveloppes entre la ville et l’hôpital est un autre point essentiel. Les hôpitaux représentent 50 % de la dépense, et à l’intérieur des établissements les services ont besoin d’être accrédités, car ils sont très divers. Aujourd’hui, ce sont les journaux qui accréditent…



Nicolas Sarkozy a lancé un grand débat sur le thème du financement de la dépendance des personnes âgées. Comment envisagez-vous la résolution de ce problème ?

Pour que le financement tienne la route, il faut qu’il soit universel. Et ce système universel doit commencer tôt. On évoque l’âge de 50 ans, je pense que ce serait mieux à 40 ans, car la cotisation serait plus légère. Peut-on envisager un système par répartition, qui met en place une solidarité entre générations ? On peut l’avoir en partie, mais on ne sait pas trop où l’on va dans ce domaine, on ne peut pas charger à l’excès la barque que nos enfants et petits-enfants auront à faire naviguer. C’est comme pour la retraite : lorsque le système a été conçu, il y avait quatre actifs pour un retraité, il y a aujourd’hui un actif et demi pour un retraité, et on va vers un actif pour un retraité, donc on l’asphyxie complètement.

Voilà la limite de la solidarité intergénérationnelle : si vous y rajoutez la dépendance, on va dans le mur. À mon avis, il faut une certaine solidarité intergénérationnelle dans le domaine de la dépendance, mais bien définie. Ensuite, c’est du domaine de chacun. Mais comme il faut protéger les gens contre eux-mêmes, on crée un système universel qui peut être géré par des institutions privées ou une caisse publique.



« Nous avons lancé une charte de la diversité »

Comment expliquez-vous votre attirance pour tous les sujets de santé et de société ?

L’assurance, c’est mon métier. L’institut Montaigne, c’est une manière de faire de la politique de manière non politicienne.

Attention, j’admire beaucoup les hommes politiques ! Ils doivent se faire élire, ils sont soumis à une pression terrible, ils vont sur le terrain, c’est un apostolat. Mais on peut faire de la politique non politicienne dans un laboratoire d’idées où on étudie les problèmes de société, au service des hommes politiques quels qu’ils soient. Un think tank doit être apolitique : il y a autant d’hommes et de femmes de gauche que de droite dans le comité directeur de l’institut Montaigne.

L’intérêt de ce mélange des opinions, c’est que les hommes et les femmes y sont bien plus créatifs que s’ils étaient tous du même bord politique.



Le prix George-Bush vous a été décerné en 1990, en hommage aux actions que vous avez menées en matière de mécénat humanitaire…

Oui. Nous avons remarqué, avec d’autres chefs d’entreprise, que la France faisait très peu de mécénat humanitaire alors que ce volant d’action est essentiel pour les entreprises d’Amérique du Nord. Nous avons décidé de créer Axa Atout Coeur, avec les collaborateurs d’Axa. Nous avons créé, il y a maintenant vingt-cinq ans, l’IMS, qui marche très bien ; il s’agit de mécénat sociétal, nous conseillons et aidons les entreprises à monter des opérations, nous sommes devenus des prestataires de services. La question des quartiers sensibles s’est rapidement imposée. Nous avons lancé une charte de la diversité qui lutte contre toute forme de discrimination ; nous venons de terminer un tour de France, où nous proposons de l’aide aux petites entreprises qui n’ont pas de direction des ressources humaines. Aujourd’hui, 3 000 entreprises ont signé cette charte de la diversité, cela représente près de 4 millions de salariés, et plusieurs centaines de personnes se déplacent lorsque nous organisons des réunions. Mais nous n’avons que 3 % des services publics.



« Il y a dans les quartiers des gens hypermotivés qui veulent vraiment s’en sortir »

Étiez-vous poussé par une motivation personnelle ?

Oui, celle de dire qu’il n’est pas normal, en République, de laisser des gens, souvent très très bien, sur le bord de la route. On y perd, car il y a dans les quartiers des gens hypermotivés qui veulent vraiment s’en sortir. Enfin, si on laisse des ghettos se former ou si on incite une communauté à aller y vivre, c’est dangereux pour le pays. Les entreprises ont intérêt à ce que la communauté nationale vive en harmonie.



Comment faire pour inciter les médecins à visser leur plaque dans ces quartiers où règne l’insécurité ?

Nous sommes en train de travailler pour susciter la création d’une maison de santé à Clichy-sous-Bois et à Montfermeil, en Seine-Saint-Denis. Nous avions entamé un travail sur l’éducation, et nous sommes rapidement tombés sur la santé.

Dans un quartier comme cela, si nous avions des caisses autonomes et des réseaux, les médecins seraient beaucoup mieux honorés ! Il n’y a pas de régulation démographique dans le système. Ce qui est très inquiétant, c’est que la situation a tendance à s’aggraver dans les quartiers : le communautarisme se développe, le trafic de drogue aussi, il n’y pas de médecine scolaire. Il n’y a plus de concierges dans ces grands immeubles. Or, ils pouvaient surveiller, prévenir les parents au cas où… Savez-vous quel est le service public le plus détesté dans les quartiers ? Ce n’est pas la police, mais l’Éducation nationale, car on a fait à ces gosses des promesses qu’on n’a pas tenues. Ils ont fait des études, et ils n’ont pas de travail. D’où l’excellente initiative de l’association « Nos quartiers ont du talent », présidée par mon ami Yazid Chir, où des jeunes à bac + 3, 4 ou 5 apprennent à se comporter, se présenter, s’habiller et comprendre les codes des entreprises. En outre, l’association les place : 2 000 en ont déjà bénéficié. Sachant que notre système scolaire lâche 150 000 jeunes chaque année qui ne savent ni lire ni écrire c’est un peu le mythe de Sisyphe.



Au-delà de l’intérêt économique, vous avez voulu donner du sens au monde des affaires. Vous faites également partie des personnes les plus fortunées de France. Y a-t-il une manière éthique de gérer et dépenser son argent ?

Aux États-Unis, des milliardaires donnent fréquemment leur argent à des fondations, comme Bill Gates. À titre personnel, j’ai une fondation. Je finance des recherches sur la mort subite du nourrisson. Je finance aussi l’École polytechnique, par exemple. Mais on n’a pas besoin de le crier sur les toits. Il y a des gens qui aiment l’argent, moi ce n’est pas l’argent que j’aime mais ce qu’on peut en faire. Et c’est formidable de pouvoir faire des choses auxquelles on croit.



L’institut Montaigne : un « think tank » apolitique

« Repenser la couverture du risque de santé en distinguant ce qui relève de la solidarité nationale de ce qui relève d’une logique plus assurantielle »,telle est la ligne de conduite proposée par l’institut Montaigne pour « sauver l’assurance maladie universelle ». Dans une note publiée en juillet 2010, l’institut suggère tout bonnement de « réinventer l’assurance maladie », en pérennisant son financement et en redonnant du sens au concept de solidarité.
Le think tank préconise une « déconcentration de la gestion du risque maladie au niveau d’entités d’assurances en concurrence » (mutuelles, compagnies d’assurances et institutions de prévoyance), qui seraient chargées de contracter avec les différents prestataires de soins pour les prestations qui ne relèveraient plus de la solidarité nationale.
Son fondateur et président d’honneur, Claude Bébéar, livre ici le cheminement de sa réflexion, appelant les médecins comme les patients à sortir de « la culture de l’irresponsabilité ».

 

 

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